Donner aux objets le temps de la poésie
René Berger vient de mourir, dans sa 94e année. Il n’avait cessé d’observer les changements technologiques du monde à l’aune de son immense curiosité intellectuelle, de son goût pour les arts et de son humanisme. René Berger a été pendant près de vingt ans le directeur du Musée cantonal d’art de Lausanne. Il y a fait vivre l’art contemporain avec un dynamisme jamais égalé. Il y a notamment accueilli les artistes de cet art nouveau qu’était alors la vidéo.
La dernière fois que je l’ai croisé, c’était au Centre pour l’image contemporaine, à Genève. Nous étions par hasard assis côte à côte dans la pénombre devant l’installation vidéo d’un de ses nombreux filleuls artistiques. Il savourait la poésie des images. Oui, la poésie. Quand le Coréen Nam June Paik, qu’on appelait le grand-père de l’art vidéo, est décédé, en 2006, j’avais appelé René Berger pour un témoignage. Voici ce qu’il m’avait dit: «Je me souviens être rentré durant une tempête de neige dans un musée près de New York où était exposé sa TV Garden. C’était merveilleux. L’un des intérêts profonds de Nam June Paik, c’est de montrer que les objets fonctionnels ont une autre vertu: leur potentiel poétique. Il a prouvé que la télévision n’était pas condamnée au réalisme qui a fait, et qui fait encore, son succès commercial… Souvent, dans les colloques, il semblait endormi. C’était peut-être l’impression qu’il aimait donner ou un état de méditation. En tout cas, lorsqu’il prenait la parole, il intervenait de façon apparemment paradoxale et pourtant très pertinente. Ainsi, il a une fois déclaré: «La première télévision, c’est la lune». Il avait raison, pour les hommes, c’est le premier écran de tous les possibles.
Ce n’est pas la vidéo mais un autre « nouveau média » qui m’a fait découvrir, tardivement, René Berger, vers 1994-95. C’est Internet. René Berger était alors un homme de près de 80 ans et je réalisais grâce à lui, dans un colloque lausannois qu’il avait organisé, tous les possibles de ces réseaux émergents. Le site auquel ce vieux monsieur tenait le plus sans doute, était celui qu’il avait créé, avec l’ingénieur Francis Lapique, pour faire vivre la mémoire de son fils, Jacques-Edouard Berger, décédé en 1993. Une mémoire composée de milliers d’images d’oeuvres d’art rassemblées par cet historien de l’art passionné des civilisations anciennes. www.bergerfoundation.ch est bien plus qu’une rigide banque de données.
Mais il faut aussi faire un tour sur l’Observatoire pour l’étude de l’université du futur (http://oeuf.epfl.ch) pour découvrir la richesse d’une pensée toujours en mouvement. Ce site, comme un laboratoire de pensée, « s ‘efforce de mettre au jour l’ensemble des phénomènes en interaction dans leur mouvement même, en renonçant à s’en remettre à des catégories ou à des genres fondés sur un mode de penser essentiellement rationnel, qui privilégie la relation de causalité et la logique binaire ».
Aujourd’hui, même les professionnels de la communication sont dépassés par le flux des inventions technologiques. Le temps d’apprivoisement réciproque entre un nouveau système, un outil innovant, et ses utilisateurs est très court avant qu’un autre prenne sa place sur le marché. La relation même à la technologie en est changée. Pourtant, alors même qu’on a l’impression que les choses vont trop vite, on est dans l’attente de la nouveauté. On s’étonne par exemple de ne pas encore avoir tous entre les mains ces fameuses tablettes électroniques pour lire la presse du monde entier le matin…
Les artistes eux-mêmes n’ont pas le temps de s’approprier les outils, d’en faire, à leur façon, la critique. Et quand ils la font, les oeuvres ainsi créées manquent de diffusion. Pourtant, on a besoin plus que jamais de leur vision poétique. Les vidéastes nous ont aidé à faire, et à regarder la télévision de manière plus critique et plus riche. Il faut aujourd’hui s’intéresser à tout prix aux artistes qui plongent dans les nouvelles technologies de la communication, et surtout qui observent la façon dont elles transforment notre humanité. Il faut, comme René Berger l’a fait tout au long de sa vie, enrichir sa pensée de la fréquentation de l’art, celui d’hier, et celui d’aujourd’hui.